L'île.
Depuis qu'ils avaient accosté, Lavinia n'avait plus que ça en tête. Une île, surgie de nulle part, un nouvel univers s'ajoutant au premier. Bénédiction ? Malédiction ? La question se posait encore, même si la jeune femme espérait fort qu'il s'agisse d'un bienfait. D'un nouveau poumon, d'un lieu salvateur qui leur permettrait à tous de respirer. Jusqu'à présent, elle ne s'était jamais aventurée plus loin que la plage, sauf pour cette funeste soirée au manoir à laquelle elle n'aurait jamais dû assister.
Mais Lavinia, malgré tout, refusait de croire à la moindre histoire de démon, de damnation éternelle. Certes, elle avait eu une éducation chrétienne, et certes, ce lieu de non-vie était à l'opposé de toutes ses idées sur la mort. Mais au point d'imaginer là un Enfer ? Le Titanic en avait peut-être été un, sur la fin, tant son univers restreint était devenu étouffant, mais l'île mystérieuse offrait de nouvelles possibilités, une nouvelle chance aux passagers.
Pourquoi était-elle revenue ? C'était là toute la question. Elle se la posait encore, mais trouvait immédiatement la réponse : elle avait quelque chose à faire ici, une mission à accomplir. Comme pour chacun des passagers, Dieu avait des projets pour elle, elle n'était pas là par hasard, Il l'avait investie d'un rôle qu'elle ne connaissait pas encore mais qu'elle finirait bien par jouer, tôt ou tard. La preuve était ces changements qui s'étaient opérés en son for intérieur. Elle n'avait jamais pu profiter de sa vie, elle profiterait de sa mort.
C'est dans l'idée de quitter un peu le navire, à bord duquel elle avait conservé sa cabine, qu'elle s'était décidée à aller plus loin que la plage, que le petit village, à visiter ces coins de nature sauvage et laissés à l'abandon. De son vivant, jamais elle n'aurait pu se le permettre, elle qui avait eu une santé trop fragile pour quitter le manoir familial du Hertfordshire. Même l'air de Londres la rendait malade. Les livres avaient été sa seule échappatoire, à présent elle avait l'île.
Elle laissa les lieux déjà connus derrière elle et, sans se retourner, s'enfonça à travers la forêt. Les arbres, les plantes dégageaient une odeur particulière qu'elle n'avait jamais sentie auparavant, à la fois douce et enivrante. La forêt, elle ne l'avait connue que par les pages des ouvrages qu'elle dévorait avec avidité, aujourd'hui elle l'avait sous ses yeux. D'une main, elle souleva l'ourlet de sa robe pour éviter qu'il ne soit plein de boue, et continua sa route, trébuchant sur quelques racines, admirant les fleurs, les animaux qui passaient fugitivement. Elle avait l'impression qu'un monde nouveau s'ouvrait enfin à elle.
Elle continuait sa progression sans trop se soucier d'où elle allait, chantonnant doucement les vieilles ballades que sa mère de coeur, Edith, lui avait apprises, marchant au hasard alors que les épais feuillages la protégeaient du soleil de ce début d'après-midi. Avec de grands yeux ébahis, elle admirait les alentours, alors que la forêt était plongée dans la solitude.
La solitude ? Pas vraiment. A quelques pas d'elle se trouvait un homme dont la silhouette lui était familière. Elle eut une demi-seconde d'arrêt, puis, sans trop réfléchir, s'approcha de lui. Évidemment, elle l'avait reconnu.
"Bonjour, monsieur MacServan," fit-elle avec un sourire.
"Je croyais être seule et ne m'attendais pas à vous voir ici, mais je suis contente de vous rencontrer. Avez-vous aussi décidé de vous éloigner de l'effervescence du navire ? Fascinant endroit que cette île, n'est-ce-pas ?"Lavinia le savait, cet homme n'était pas des plus fréquentables. Elle aurait dû en avoir peur, sans doute. Mais tel n'était pas le cas, et elle était bien décidée à le lui montrer. Derrière son masque de noirceur, il devait bien y avoir un peu de lumière, non ?