Ces derniers temps, je me sentais bien. Ma rencontre originale avec O'Malley m'avait fait à nouveau savourer le goût de la vie mais, surtout, la découverte de nouveaux carnets vierges m'avait permis de faire travailler ma plume, moi qui avait vu se dessiner sous mes pas la fin de tout. Je n'avais jamais autant écrit que ces jours-ci et j'avais fait preuve d'un certain érémitisme en désertant plusieurs dîners au profit de longues nuits à tremper ma plume dans mon encrier pour remplir ces pages vierges dont l'odeur et la matière me ravissaient. La sereinité m'avait à tel point envahie que l'enfermement que ce paquebot maudit nous faisait subir n'existait plus à mes yeux. Je découvrais à nouveau la source d'imagination que ce lieu m'offrait et chaque chose, chaque mouvement, chaque individu était pour moi un sujet pour philosopher ou créer. La Raison reprenait ses droits.

J'avais passé la journée dans la salle à manger, attisant la curiosité des serveurs qui avait défilé autour de moi, dressant les tables pour le midi, la fin d'après-midi et le soir. Je n'avais que très peu mangé et mon mutisme avait dissuadé les quelques convives qui s'étaient invitées à ma table. J'écrivais. Je m'étais perdu dans un tumulte de sentiments, ceux d'un homme qui fuyait ses amours par crainte d'être enfermé dans une cellule, celle de l'engagement. Etrangement, j'écrivais ma propre histoire, celle que j'avais achevé avec Ernest car depuis plusieurs jours, le reflet de son visage et la perfection de son sourire hantaient mon esprit. Qu'était-il aujourd'hui, lui qui était du monde des vivants ? Je le voulais heureux, épanoui, mais ne pouvait souffrir la seule idée qu'il ait trouvé le moindre bonheur dans les bras d'un autre. Souvent je regrettais mon départ puis me ravisais. J'étais perdu mais le Titanic provoquait chez moi un tel excès d'imagination et d'incompréhension que mon esprit était trop embrûmé pour pouvoir penser à cette histoire.

" J'étais parti pour me trouver. Mais plus le bateau avance, plus je me perds. L'océan serait-il devenu ce fleuve que le vieux Charon aime appeler le Styx ? "

Une lumière discrète me réveilla, les rayons du soleil donnant sur mon visage, et je sortis de mon sommeil avec une douceur agréable qui fut vite suivie d'un sursaut. Je me trouvais dans une pièce qui ne m'était pas familière et qui avait tout d'un vestiaire dans lequel l'on se serait changé pour une activité particulière. Alors que je me levais du carrelage glacé, comprenant ainsi la gêne qui m'avait envahie pendant la nuit, je remarquais ma tenue légère : seuls un short et un marcel, la tenue idéale pour nager, me servaient de vêtements. Le haut était mouillé, alors je décidai de le retirer, me croyant seul jusqu'alors. J'entendis des pas à l'extérieur des vestiaires et alors que je me rendais vers ce qui semblait être la piscine, lieu dans lequel je ne m'étais rendu que pour une simple visite à mon arrivée, je constatai que deux autres personnes se trouvaient là. Un homme et une femme. Les barrières de l'intimité étaient surmontées, car des tranches horaires pour les hommes et les femmes régissaient les bains et la piscine. Je me sentis vite étouffé. Nul carnet, nulle plume, rien qui aurait pu m'aider à surmonter cette situation délicate. Je vis une femme, celle dont les pas avaient résonné, agenouillée près du seul homme restant, le suppliant de se lever. Je ne lui parlai pas et sortit immédiatement des vestiaires. La porte était close et décidée à le rester. Le torse à l'air libre, entouré d'inconnus, aucune solitude ne m'était permise et déjà je voyais s'ouvrir les portes de l'Enfer. L'eau de la piscine, si elle pouvait évoquer l'océan qui nous avait tous submergé, m'évoquait étrangement le Styx : le Titanic semblait vouloir nous dévorer, une fois encore, et cette situation surnaturelle me faisait craindre l'avenir de notre condition, moi qui jusque là croyait à un retour.