Leur mère était morte. Morte de fatigue, morte de désillusions, morte d’avoir eu un mari si peu attentif à sa famille. Lydia avait quatorze ans mais elle était déjà si marquée par le travail et les soucis, qu’elle paraissait très mature jusqu’aux traits de son visage. Certains auraient même pu dire qu’elle était aigrie avant l’heure, ils auraient eu sans doute raison. Elle avait ouvert les yeux sur le monde très vite, elle n’avait pas eu ces moments d’insouciance qu’ont les autres enfants. Parfois elle pouvait se comparer à Oliver Twist, cet enfant né misérablement lui aussi. Il avait fallu à Lydia, qu’elle soit une sorte de mari pour sa mère, puisque son père ne faisait rien d’autre que boire. Qui allait au marché ? Lydia. Qui allait travailler ? Lydia. Qui s’occupait de Jack, lorsque leur mère rentrait tard ? Toujours et encore Lydia. Ça avait commencé si tôt, à sept ou huit ans peut-être, elle était rentrée de plein fouet dans la vie adulte, consciente que l’argent ne tombait pas du ciel. Elle avait tout fait pour soulager sa mère des tâches quotidiennes et pour la faire manger à sa faim, même si ça voulait dire parfois voler. Sa mère ne le savait pas bien sûr, et Lydia avait de bonnes jambes, aucun policier ne l’avait jamais encore attrapée. Elle avait eu de la chance dans leur malheur …

Enfin, jusqu’à il y a quelques jours bien sûr, puisque madame Cooper avait rendu son dernier soupir ! Depuis Lydia était littéralement abattue. Elle se rendait tous les jours au cimetière après avoir arraché quelques marguerites, et les déposait sur sa tombe. Mais comme pour beaucoup de gens dans ces cas là, au chagrin avait très vite succédé la colère et même la rage. Lydia se taisait depuis trop longtemps sur les frasques alcoolisées de son père, elle en pouvait vraiment plus. Il fallait qu’ils partent au plus vite, Jack et elle. Pour aller où ? Elle y réfléchissait depuis qu’on avait mis leur mère en terre, elle n’avait pas encore de réponses, mais l’atmosphère était devenue trop insoutenable à la maison.

- Il y a quoi à manger, petite ?

Il y avait de la soupe, si on pouvait considérer ça pour de la soupe bien sûr, et à cet instant, l’adolescente aurait voulu renverser la marmite entière sur la tête de son père. Peut-être qu’être ébouillanté, l’aurait un peu dessaoulé cet ivrogne.

- Du potage !
- Quoi encore ? Ta mère savait faire plus original.

De plus en plus agacée, Lydia tapa le dos de la louche sur la table et vit que son jeune frère venait de sursauter. Elle posa sa main sur son bras et lui sourit avec toute l’affection du monde.

- Ne t’inquiète pas mon chéri, tu aimeras ce que je te fais, c’est pour que tu deviennes grand et fort.
- Moi je n’ai pas besoin de devenir grand et fort, j’ai besoin de manger et ce que tu fais ne calerait pas l’estomac d’un moineau !

Trop c’était trop, Lydia s’avança vers son père à grands pas. Ses sourcils plus que jamais froncés, montraient que ce dernier allait passer un mauvais quart d’heure.

- Tu veux plus dans ton écuelle, c’est ça ? C’est tout simple, tu te lèves et tu vas trimer. Ça aurait changé maman et moi aussi d’ailleurs, ça me changera ! Tu ferais enfin quelque chose pour gagner ta croûte. Si on n’avait pas été là, tu n’aurais que la peau sur les os !

Le père Cooper se redressa de tout son long et ses petits yeux fixés sur Lydia reflétaient la colère.

- Sale gamine, je t’apprendrai à respecter ton père !

Le bras qu’il venait de lever s’abaissa sur Lydia et la gifle qu’elle reçut la fit trébucher, si bien qu’elle tomba par terre, sa cheville légèrement tordue.

Il n'avait que dix ans et sa mère, véritable empire dans sa vie, venait de mourir des suites d'une vie de souffrance et de maladie. Jack se retrouva seul avec sa grande sœur: Lydia et son père. Ces derniers jours, l'ambiance avait été triste, morose. Combien de soirs Le petit garçon avait rejoint la chambre de sa sœur pour se blottir dans le même lit pour y pleurer ensemble. La mort de leur mère les avait rapproché plus que jamais: depuis quelques jours, il n'avait même pas été voir son amoureuse Georgiana. Il ne sentait pas de lui faire subir son chagrin et le blondinet préférait rester avec sa sœur adorée à essayer de la défendre face à son père. Car depuis quelques jours, une véritable guerre sans relâche se livrait entre le père et les enfants. La patriarche s'enfermait dans un alcoolisme sévère délaissant ses enfants, oubliant des les nourrir. De même, il n'allait même plus travailler préférant rester à la maison, à s'abreuver de whisky sans modération. Les finances se vidaient petit à petit tout comme l'estime des enfants envers leur père.

Cet homme si bon, si doux, sombrait petit à petit dans l'alcool et s'enfermait tout seul dans un cercle vicieux. Lorsqu'il était ivre, son comportement devenait violent. Combien de gifles les enfants Cooper avaient ils pris alors que leur père ne les avait jamais touché auparavant. La vie était devenue bien difficile au foyer familial et Jack voyait combien sa sœur se donnait énormément pour préserver le fragile équilibre familial. Elle essayait tant bien que mal de continuer le travail de sa mère mais elle n'avait que quatorze ans et pas encore la dextérité de la "Mama".

Lorsqu'elle lui servit le repas du soir, Jack fit la grimace en son for intérieur devant le plat qui était censé être un potage. Il appréciait tellement le dévouement de sa sœur qu'il se gardait de faire des réflexions. Sa sœur était si fragile en ce moment, la moindre remarque et elle se renfermait comme une huitre et explosait de colère. Jack fit un sourire encourageant tout en goûtant sa plat. Le liquide chaud lui apporta un peu de chaleur, mais la voix glaciale de son père rompit ce petit moment de tendresse.

Jack s'arrêta de manger lorsque Lydia lui répondit. Sa réflexion avait été celle de trop et les paroles dites terrifia le petit garçon qui eut soudain peur. Il n'eut pas tord, car son père, bien alcoolisé, se leva et appliqua une gifle monumentale à sa sœur adorée qui, sous le choc, s'écroula au sol.
Poussant un hurlement, et se mettant à pleurer, Jack sortit de table et alla vers son modèle, la personne la plus chère à ses yeux. La pauvre semblait s'être tordue la cheville et semblait encore sonnée du violent choc reçu. Jack se retourna alors vers son père les yeux baignés de larmes tout en disant de sa petite voix fluette:

" Papa, arrête de taper Lydia, tu lui fais mal. Pense à Maman, elle ne nous tapait jamais!!! " Se mît il à crier. Il avait fais exprès de parler de sa mère car depuis sa mort, elle restait le point faible de son père. S'en voulant d'utiliser une ruse aussi basse, Jack, sans un mot, regarda son père se mettre à pleurer tandis qu'il prit sa bouteille de whisky et s'éloignant dans le salon d'un pas hésitant et pâteux.

Le cœur battant la chamade, Jack se retourna alors vers sa sœur et d'un geste tendre, repoussa une mèche de ses cheveux tout en disant d'une voix chevrotante:

" Lyly, est ce que ça va? " Puis, ses lèvres tremblèrent tandis qu'il se jetait dans les bras de sa sœur en pleurant de plus belle: " J'ai tellement eu peur....

Pauvre Jack, si lui, lui avait fait une réflexion sur le potage ou plutôt sur le liquide dans lequel elle avait mis des légumes de premier prix, elle ne lui en aurait pas voulu ! Elle ne pouvait pas nier qu'il était infect pour l'avoir goûté avant de le servir. Ce n'était pas qu'elle était mauvaise cuisinière mais encore une fois la famille manquait d'argent pour pouvoir s'acheter des produits frais basiques.  Alors oui, elle était peut-être allée trop loin, elle avait peut-être manqué de respect à son père, mais lui ? N'avait-il pas manqué de respect à leur mère ? N'était-il pas simplement insupportable ? N'avait-il pas dépassé les bornes et ce bien plus qu'elle, en la giflant comme il venait de le faire ? C'était la goutte d'eau qui faisait déborder un vase déjà trop plein de rancune et d'amertume.  Elle tenta de se redresser du sol miteux sur lequel elle avait chuté, mais sa cheville lui faisait encore bien trop mal. Elle baissa la tête et ses cheveux cachèrent son visage, elle put grimacer douloureusement sans qu'on ne la voit. Plutôt mourir que de montrer à son frère bien aimé qu'elle pouvait souffrir et surtout, elle ne voulait pas que son père ait cette joie de l'avoir vaincue par la seule force de ses biceps !

" Papa, arrête de taper Lydia, tu lui fais mal. Pense à Maman, elle ne nous tapait jamais!!! "

Jack venait d'appuyer sur le point sensible : leur mère. Un instant, Lydia releva la tête pour voir la réaction de son père. Sa mâchoire était contractée et ses yeux exorbités . Malgré l'alcool, il semblait avoir réagi. La riposte de Jack devait avoir fait mouche, mais Lydia aurait tellement voulu le blesser et ce bien davantage. Jack pleurait à cause de son attitude déplorable, voilà quelque chose que Lydia ne pouvait absolument pas pardonner. Elle désirait plus que tout voir un sourire sur le visage de  Jack et ce en toutes circonstances, le rendre heureux toujours et à n'importe quel prix ! Il ne pourrait jamais s'épanouir dans cette maison, avec cet alcoolique. Entre son fainéant de père  et son frère si adorable, Lydia avait  fait son choix depuis très longtemps. C'est Jack qu'elle sauverait, qu'elle retirerait des griffes paternelles. Devraient-ils pour cela, se rendre dans une autre ville, elle était débrouillarde et ne se plaignait pas, elle trouverait bien vite du travail. Dans sa naïveté d'adolescente et son terrible désir de s'enfuir, Lydia ne doutait de rien. Bientôt, elle claquerait cette porte derrière elle, la main de Jack dans la sienne et tous deux partiraient à l'aventure. Peut-être encore un an ou deux à attendre voilà tout, elle pourrait supporter d'être maltraitée, une ecchymose de plus ou de moins, quelle importance ! Elle s'en faisait toujours en se cognant aux meubles de ses employeurs.  

" Lyly, est ce que ça va?  J'ai tellement eu peur.... "

Comment résister à prendre dans ses bras, ce petit garçon de dix ans qu'elle aimait plus que tout ? Elle voulut le consoler immédiatement et donc le serra fort contre elle.

- Ne t'inquiète pas mon Jack, je vais bien, je t'assure. Allez viens manger.

Lydia se releva doucement et en boitant légèrement regagna la table. Elle avait décidé de prendre son mal en patience, de ne plus échanger un seul mot avec son père avant de pouvoir partir définitivement, elle l'éviterait le plus possible voilà tout. Lydia pensait donc en avoir fini pour ce soir, mais on ne raisonne pas un ivrogne. Son père se mit à ricaner, toujours vautré sur sa chaise.

- Ne compte pas sur moi pour te payer un docteur, tu m'as cherché, tu m'as trouvé ! Estime toi heureuse plutôt, s'il y avait pas eu ce fichu gamin et s'il n'avait pas pleurniché comme une vraie fille, je me serai pas arrêté je te le dis !

Après l'avoir fait pleurer, après l'avoir fait crier, voilà que son père appelait Jack : Le gamin pleurnichard ? Si Lydia pouvait tout supporter dès que ça la concernait, personne, pas même leur père ne critiquerait son frère devant elle. Ayant oublié pour un instant, son mal à la cheville, Lydia revint vers son père et fit valser en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire la chope de bière que celui-ci allait porter une fois de plus à ses lèvres.

- Tu vas présenter tout de suite tes excuses à Jack !
- Tu peux toujours courir ! C'est pas en faisant ça qu'il deviendra un homme plutôt qu'une chochotte !

Il ne lui restait plus qu'à lui faire du chantage ...

- Fais le ou lui et moi, nous nous en allons tout de suite de cette maison !

Les choses étaient dites.

Jack caressait le visage de sa sœur, lui remettait les cheveux en place en espérant que ces petites attentions la consoleraient. Lydia le serra à son tour en le rassurant, puis, elle se leva  non sans mal. Elle avait dû bien se faire mal en tombant sous la violence de la gifle de leur père. Le petit garçon n’aimait pas voir cette violence au sein de leur maison. Ou était passées ces heureuses années ou la famille Cooper était entière et unie ? Que restait-il de ce bonheur désormais disparu ? Jack pleurait si souvent la perte de sa chère maman, foudroyée par la maladie. Combien de nuit, l’enfant avait-il sangloté et baigné son oreiller de larmes. Encore une fois, le petit garçon avait pleuré face à son père, devenu violent et irrationnel. Le temps des rires était fini.

Lydia se leva tant bien que mal et Jack crut que la tempête se calma. Mais le père Cooper sembla être suffisamment alcoolisé pour surenchérir.

« - Ne compte pas sur moi pour te payer un docteur, tu m'as cherché, tu m'as trouvé ! Estime toi heureuse plutôt, s'il y avait pas eu ce fichu gamin et s'il n'avait pas pleurniché comme une vraie fille, je me serai pas arrêté je te le dis ! » avait-il d’une voix terrible qui avait glacé le petit blondinet sur place. S’entendre dire qu’on était l’équivalente dune petite fille pleurnicheuse fit froncer les sourcils de Jack, avant que ses yeux ne s’emplissent de larmes à nouveau. La méchanceté de son père lui était étrangère et il n’avait pas encore le répondant de sa sœur pour pouvoir rétorquer face à cette malveillance gratuite. D’ailleurs, la réaction de sa sœur ne se fit pas attendre et elle sembla estomaquée des propos de son père. Elle demanda des excuses à son petit frère ce que le paternel refusa.

La voix de Lydia lui répondit alors : «  Fais le ou lui et moi, nous nous en allons tout de suite de cette maison ! »

La réaction de leur père ne se fit pas attendre. Il se leva du fauteuil ou il était. Il arriva devant Lydia qui semblait lui tenir tête. Lui soufflant une haleine alcoolisée, il lui répondit d’un ton mauvais :

« Si l’envie te prend de partir de la maison, fais le. Mais Jack reste ici ! » s’était-il mis à hurler. Jack se mit à côté de Lydia et toisa également son père en lui répondant :

» NON ! Si Lydia pars, je pars avec... » Mais avant qu’il ne puisse répondre quoi que ce soit d’autre, une violente gifle s’abattit sur sa joue. Le petit garçon s’écroula au sol en poussant un hurlement déchirant.


Son père s'était mis à hurler: "Si tu pars d'ici, tu iras ou, espèce d'imbécile? "

La douleur mélangée à l’orgueil de s’être pris une claque avait accentué la tristesse du blondinet. Il resta au sol en continuant à pleurer de plus belle. A travers ses sanglots déchirants, il n’arrivait plus qu’à bredouiller :
« Maman…. Ou est tu…. Maman…..

Il y avait bien un moment que le petit garçon n’avait plus souri, seul la douleur et les pleurs rythmaient son quotidien. Heureusement, sa sœur bien aimée était là mais il était temps de trouver une solution. S’ils continuaient à vivre sous le même toit que leur père, ils allaient finir par mourir sous ses coups violents. Peut être Lydia avait raison ? Partir restait sans doute leur unique solution. Mais, partir et aller ou ?

Après avoir reçu cette gifle de sa part, Lydia aurait dû être effrayée comme tout gamine de quatorze ans aurait pu l'être en voyant son alcoolique de père s'approcher d'elle avec cet air menaçant. Mais la jeune adolescente n'avait pas peur. Elle était trop en colère pour ça. Comme toujours très impulsive, très rebelle, elle ne réfléchissait qu'aux conséquences de ses actes que bien après. Elle ne recula donc pas d'un demi pas, et si elle cilla ce fut une réaction naturelle face à l'écœurement causé par l'haleine fétide de leur père.

" Si l’envie te prend de partir de la maison, fais le. Mais Jack reste ici ! "

La farce ! La bonne blague ! Et comment l'aurait-il nourri ce pauvre enfant sans jamais lever ses fesses de son fauteuil ? Il ne travaillerait jamais ce fainéant, il n'enlevait pas une seule poussière du sol depuis des années, alors sortir hors de leur taudis  et prendre soin de Jack ? Il l'aurait traité en esclave plutôt, comme sa mère et comme elle par la suite, profitant de son jeune âge et lui ordonnant d'aller  travailler puis de lui acheter ses maudites bouteilles de bière.  Pensait-il vraiment qu'elle allait permettre ça ? Elle, Lydia tenait bien plus à son frère que lui et pourtant elle ne l'avait pas mis au monde ! Cela ne comptait pourtant pas, elle était à la fois : le père, la mère, la sœur,  la meilleure amie et la confidente.  Jamais on ne lui arracherait, si on le faisait on en ferait de même avec son cœur et ses tripes ! Un instant donc, Lydia s'apaisa. Elle préférait subir l'enfer entre ces quatre murs plutôt que de perdre Jack. Elle baissait déjà la tête pour se soumettre malgré sa rage lorsque ...

" NON ! Si Lydia pars, je pars avec..."

Le sourire radieux et ému de la jeune fille fit place à un visage horrifié, lorsque la main dégoûtante de son père fendit l'air pour s'abattre sur la joue de Jack. Il n'était pas naturel de ressentir pour un parent aussi proche, un tel sentiment de haine et une telle envie de meurtre mais à cette minute, ce commandement là de la Bible, elle s'en moquait bien !

"Si tu pars d'ici, tu iras ou, espèce d'imbécile? "

Les larmes de son frère furent le point de non retour que son père signa. Après l'avoir traité de fillette, il était à présent imbécile. Et pourtant, jamais petit garçon n'avait été plus intelligent que son frère. Saisissant avec douceur Jack par le bras, elle le blottit contre elle le cachant presque dans son dos comme l'aurait fait une lionne avec ses petits.

- Nous irons loin de toi et nous nous en tirerons sans doute mieux que toi aussi, ça c'est certain !

Son père se mit à ricaner grossièrement avant de boire une autre gorgée.

- Tu parles ! Ce qui t'attend je vais te le dire : c'est le trottoir ma petite et lui il sera peut-être danseuse étoile qui sait, ce n'est qu'un petit rat qui se met sous tes jupes pour se planquer de moi. Non ça sera pas un homme ! Tu le couves trop !

Les mots qu'il venait de prononcer résonneraient bien plus tard amèrement à ses oreilles, car tout au moins en ce qui la concernait, le présage de son père s'était révélé bien vrai. Mais jamais elle ne regretta le choix qu'elle avait fait ce jour là ! Non jamais !

- A croire que t'es amoureuse de lui, même ta mère me collait pas comme ça mais tu me diras peut-être qu'elle se collait à d'autres que je ne connais pas. Qui sait hein ! Elle partait tellement souvent la journée !

C'était trop, Lydia étouffait littéralement sous la rage, et sans doute devait-elle être rouge écarlate.

- JE T'INTERDIS DE TRAITER NOTRE MÈRE COMME CA ! SI ELLE SORTAIT C’ÉTAIT POUR QUE TU AIES DE QUOI  REMPLIR TA BEDAINE PLEINE DE VINASSE ! JE VOUDRAIS QUE TU MEURES !

Et sans ménagement, et avec toute la force dont elle était capable et qui curieusement venait d'être quintuplée par sa haine, elle le poussa. L'autre déjà bien titubant par l'alcool tomba à la renverse et s'effondra à terre après s'être cogné la tête sur le bord de la table basse. La bouteille en verre s'éclata en mille morceaux à ses côtés. Et le silence succéda au bruit. Le coeur de Lydia battait la chamade. Par crainte tout de même de l'avoir réellement tué, elle s'avança vers son père inanimé et tâta son pouls. Il n'était pas mort. Rassurée, il fallait malgré tout profiter de cet instant de répit pour déguerpir car jamais il n'allait lui pardonner d'avoir levé la main contre lui et de l'avoir bousculé au point de l'assommer. Prenant son frère par la main, elle le conduit à l'étage où se trouvaient leurs chambres.

- Mon chéri, rassemble vite tes affaires, tu veux bien ?

Elle trouva un sac de lin et le lui tendit avant de lui ébouriffer les cheveux.

- Tiens mets les là. Nous allons partir, nous n'avons plus d'autre choix, papa est devenu fou ! Je vais dans ma chambre faire pareil, retrouvons nous dans deux minutes ici. Fais vite mon chéri, il faut qu'on soit partis avant qu'il ne se réveille !

Le cœur du petit Jack n'était qu'une plaie immense. Elle n'avait pu se refermer depuis la mort de sa maman adorée. La maladie l'avait terrassée en si peu de temps que la famille Cooper s'était pris de plein fouet la grande faucheuse. Elle était arrivée avec son lot de malheur pour ne plus partir. Ou était cette famille aimante? Ou était ce père heureux revenant du travail qui prenait ses deux enfants dans ses bras et les faisait voltiger, déclenchant leurs éclats de rires. Désormais c'était du passé et Jack ne pouvait prouver le contraire quand il voyait son père lui hurlait dessus après lui avoir assené une gifle monumentale. Le paternel était devenu un étranger dans le cœur du garçon, il ne ressemblait plus à cet homme si admirable: c'était un ivrogne tout simplement.

Heureusement pour Jack, il pouvait compter sur le soutien infaillible de sa sœur. C'était la reine de sa vie, il était tellement émerveillé de son caractère, de son sang froid. Il voulait toujours être auprès d'elle et de Georgiana , c'était les deux personnes qui comptaient le plus à ses yeux. Lydia avait une force et en sa présence, il se sentait bien plus fort. Sa chère sœur le releva et entreprit de le protéger tout en s'adressant à nouveau à son père. La réponse, si terrible soit-elle, rendit le père Cooper hors de lui et ses paroles furent ignobles à entendre. Lydia une fille de joie? Jack une danseuse? Pourquoi donc parlait-il ainsi? Ne se rendait-il pas compte du mal qu'il faisait à sa propre famille, sans compter cette allusion ignoble sur leur défunte mère? Sa sœur avait certainement du prendre mal ces dernières phrases blessantes et elle fut hors d'elle. Elle en oublia qu'elle n'avait que quatorze ans, que son père avait plus de force. Lâchant Jack, elle se rua vers le père Cooper et de toutes ses forces, elle le poussa. Probablement trop alcoolisé, leur père tituba et s'effondra la tête la première dans un craquement sinistre. Jack poussa un hurlement face à cette violence puis se tut laissant place à un silence pesant.

Le petit garçon regardait sa sœur s'approcher du corps inanimé. Il avait peur, son cœur battait la chamade. Il ne pût que balbutier:

" Il... Il est... " Mais il n'osait finir sa phrase. Les yeux brillants de larmes, il voyait Lydia s'agenouiller et mesurer le pouls. Elle se releva en affichant une mine soulagée. Leur père n'était  pas mort, il devait être seulement assommé. C'était sans doute le moment ou jamais de partir.

Lydia le prit par la main et l'emmena à l'étage ou se trouvait leurs chambres ainsi que celle de leur père. Elle lui tendit ensuite un sac afin qu'il puisse y mettre ses affaires, ce que le blondinet prit sans broncher. Puis il alla dans sa chambre qui deviendrait bientôt une pièce vide de vie. Que devait-il prendre? Des habits, des souvenirs? Était ce des questions qu'un enfant de son âge devait se poser? Jack balaya la pièce de son regard bleu. Il s'attarda sur sa commode ou se trouvait les biens les plus chers à ses yeux. Une photographie en noir et blanc de la famille Cooper qu'il enleva de son cadre pour ne garder que la photo. Il regardait ses visages souriants, vestiges d'une époque désormais révolue. Il voyait sa mère brune aux yeux marrons, Lydia lui ressemblait énormément quand Jack tirait plus de son père, le côté anglais de la famille sans doute. Il la plia et la rangea dans son sac, ce serait son bien le plus précieux. Puis, il prit ce caillou qu'il conservait jalousement. Il l'avait trouvé avec Georgiana lors de leur nombreux jeux passés ensemble. Le galet était en forme de cœur et c'était son amie qui le lui avait donné en gage de son amour pour lui. Jack se demanda ce qu'il adviendrait d'elle, viendrait-elle avec eux? Si c'était le cas, il en serait très heureux, l'aventure n'en serait que plus belle! Il fallait donc qu'il en parle à Lydia mais en attendant, il continuait à remplir sa valise et à prendre des vêtements chaud au cas ou. Il leur faudrait prendre de la nourriture songea t-il. Puis, quand il estima sa valise finie, il sortit sans bruit de sa chambre et entreprit de fermer doucement la porte, il se rendit ensuite dans la chambre de Lydia, sa sœur semblait ne pas avoir fini sa valise. Ne voulant faire de bruit, Jack se mît à lui murmurer :

" Lydia, j'ai pris mes affaires. " disait le garçon tout fier de lui. Puis, il se rappela d'un détail à résoudre avec Lydia: " Mais, dis moi, on ira chercher Georgie après..? Elle viendra avec nous, hein Lyly? "
La mine attendrissante qu'il essayait d'avoir pour convaincre sa sœur laissait déjà transparaître la réponse de sa sœur. Il savait que son amoureuse ne pourrait venir avec eux mais sa mère disait toujours: "qui ne tente rien n'a rien..." Alors, Jack tentait.

Puis, sans laisser le temps de répondre à Lydia de répondre, il s'avança, pris sa main et dans sa paume, lui versa le médaillon de leur mère. Il était en or et s'ouvrait dans un petit clic. Ici, leur mère avait mis les cheveux de ses enfants. La blondeur de Jack se mélangeait avec les cheveux bruns de sa sœur : ils étaient en parfaite harmonie. Leur mère l'avait donné à Jack avant de mourir et depuis, le petit garçon y avait veillé comme à la prunelle de ses yeux.

" Tiens Lyly, c'est pour toi. Garde le précieusement.. C'était à maman. Elle m'avait dit qu'elle veillerait sur moi de cette manière. " disait il d'une voix tendre avant d'ajouter dans une lueur de défi : " Maintenant, maman veillera sur toi en premier, car je sais que toi, tu me protégeras quoi qu'il arrive.. "

Il entoura sa sœur de ses bras d'enfant avant d'ajouter dans un souffle d'amour : " Pour toujours..."

La valise vola littéralement sur le lit, enfin il aurait été plus logique d'appeler ça une paillasse malheureusement. Nous n'étions plus au Moyen-âge mais tout dans cette maison était vieux et suintant d'humidité. Une gouttière mal isolée au toit faisait, qu'il pouvait pleuvoir et neiger parfois jusque dans sa chambre. L'hiver était un calvaire et l'été tout autant. La chaleur s'immisçait partout, la maison ne gardait aucune fraîcheur. Tout s'était empiré au fil des années, il aurait pourtant seulement fallu, un peu de volonté de la part de leur père ivrogne, mais non ... Sans doute était-ce à sa pauvre mère et à elle, tout juste adolescente, de réparer les meubles qui s'affaissaient, les portes qui n'étaient plus vraiment dans leurs gonds ou de remplacer une tuile ... Tandis qu'elle jetait pêle-mêle ses vêtements et ses chaussures, la rage de Lydia ne retombait pas, au contraire elle redoublait face à tant de souvenirs douleureux ! Comment pourrait-elle une fois partie, regretter la maison du malheur ?  Et à présent, que Jack n'était plus pour quelques minutes à ses côtés, elle pouvait se permettre de taper dans les murs et de crier en silence tout en se tirant les cheveux, tellement sa colère lui venait jusqu'au bout des doigts !  La seule photographie qu'elle prit, fut celle de sa mère accompagnée de Jack et d'elle lorsqu'ils étaient encore enfants. D'autres de son père étaient là, posées sur au dessus d'une cheminée hors d'usage, mais elle préféra les piétiner à terre plutôt que de les prendre. Dire qu'elle avait aimé cet homme, sentiment ô combien naturel d'ailleurs, mais maintenant, elle le haïssait de toutes ses forces et ne le laisserait pas réduire à l'état d'esclave son bien aimé frère.  Lydia déjà bien rancunière et fière, ne pouvait oublier que c'est bien pour s'être tuée littéralement à la tâche, que sa mère n'était plus parmi eux. Elle avait pratiquement terminé de boucler sa valise, lorsque la silhouette adorable de Jack se dessina sur le papier peint délavé.

"  Lydia, j'ai pris mes affaires.  Mais, dis moi, on ira chercher Georgie après..? Elle viendra avec nous, hein Lyly? "

Cette demande de la part de son frère, serra  énormément le cœur de Lydia. Georgina était sa petite fiancée, une petite très attachante mais malheureusement, elle ne pouvait l'arracher à sa propre famille. Les yeux de la jeune Cooper pétillèrent de tristesse.

- Mon chéri, Georgie ne peut pas venir avec nous, papa pourrait aller l'embêter et nous chercher chez elle. En plus, elle a des gens qui l'aiment ici, ils ne seront pas d'accord pour qu'on la prenne avec nous. Tu comprends ?

Elle se retourna un instant pour mettre les boucles de sa valise dans les sangles en bois.

- Mais tu la reverras un jour, j'en suis sûre. Et tu pourras toujours lui écrire pour avoir de ses nouvelles, je t'apprendrai c'est promis.  

C'est alors que le petit Jack s'approcha pour lui prendre la main. Il déposa dans sa paume, le médaillon de leur mère. Lydia sourit avec douceur avant de faire claquer un bisou sur la joue de l'enfant.

" Tiens Lyly, c'est pour toi. Garde le précieusement.. C'était à maman. Elle m'avait dit qu'elle veillerait sur moi de cette manière. "

Cette attention touchait énormément Lydia et elle mit l'objet sur son coeur, quelques secondes.

" Maintenant, maman veillera sur toi en premier, car je sais que toi, tu me protégeras quoi qu'il arrive.. "

La gorgée nouée par des larmes d'émotion, Lydia ne put que hocher la tête pour acquiescer. C'est vrai, elle le couverait comme une mère et plus encore à partir d'aujourd'hui, se sentant capable de déplacer des montagnes pour Jack.  Et c'est toute cette force qu'il lui donnait , qui la poussa à le serrer si fort dans ses bras.

" Pour toujours..."

Elle lui caressa les cheveux tout en pleurant pratiquement sur son épaule.

- Oui mon chéri, nous serons ensemble pour toujours et je prendrai soin de toi à jamais. Tu es mon petit ange, comme tu étais celui de maman et maintenant je serai ta seconde maman.

Elle le souleva dans ses bras, tenant dans son autre main sa valise et celle de Jack avant de descendre au rez de chaussée. Leur père était toujours sur le sol, ronflant dans sa vinasse. Elle détourna par un autre bisou, l'attention de Jack pour qu'il n'emporte pas cette image là, cette dernière image de son père. Mais cela fonctionna t-il ? Elle ne le sut jamais.

- Nous allons prendre le train, j'ai pris toutes mes économies. Je suis sûre que tu aimeras le train, ça fait tchou tchou et ça va vite, très vite ...

Sans aucun regret, elle referma derrière eux la porte de leur ancienne maison que jamais plus, ils ne repasseraient.

- Tu verras, nous aurons une vie meilleure à partir d'aujourd'hui mon chéri. Je te le promets.

Sans doute Jack eut-il une existence plus heureuse à partir de ce jour là, mais ce ne fut pas le cas de Lydia qui ne se doutait pas encore qu'elle allait tomber dans l'enfer de la prostitution. Mais elle donna tout, sacrifia tout pour tenir sa promesse, pour ce petit bonhomme qu'elle aimait plus que tout au monde, et surtout plus que n'importe qui.

Jack serrait aussi fort qu'il pouvait le cou de sa sœur, Lydia. Il sentait entre eux le médaillon de leur mère captant leurs chaleurs et la diffusant dans un aura d'amour et de tendresse. Le petit garçon n'avait jamais eu aussi peu peur qu'en cet instant, sa sœur était avec lui et il se sentait fort. Les Cooper était bien plus qu'une simple fratrie, ils étaient unis comme les deux doigts de la main. Leur mère leur avait toujours intimé l'ordre d'être toujours là l'un pour l'autre. La famille avait toujours fonctionné ainsi bien avant que leur maman ne meure de cette maladie. Leur père était alors le plus adorable des papas, le plus aimant et le plus courageux. La perte de l'amour de sa vie lui avait enlevé toute notion de sentiment et il donnait l'impression de ne plus aimer ses propres enfants. Du moins, Jack avait cette impression, lui qui avait toujours été la fierté de son paternel. Il était son portrait craché quand Lydia ressemblait bien plus à leur mère : brune pour leurs racines italiennes, et lui, blond pour leurs origines anglaises. Ils étaient magnifiques et pourtant en ce sombre soir, la tristesse se lisait dans leurs yeux. Heureusement qu'il avait sa sœur ! Et malgré qu'elle lui confirma que Georgiana ne pouvait venir avec eux, Jack ne l'en aima que davantage, sa sœur était si dévouée envers ceux qu'elle aimait. D'ailleurs, elle lui annonça qu'ils allaient prendre le train et les yeux de Jack brillèrent. Un sourire s'étala sur ses lèvres tandis qu'il se mît à sautiller:

" Le train!? Oh mais c'est génial!!! " s'exclama t-il avec joie. L'excitation le gagnait des lors qu'il se remémorait les fois ou il avait regardé le train passer à Londres en compagnie de sa sœur et de Georgie. Le monstre de fer et d'acier les avait tant de fois effrayé de par sa grandeur et sa vitesse une fois lancé. Jack s'était promis un jour de monter dedans afin de dompter sa peur. Et là, aujourd'hui, il allait pouvoir mettre son défi à exécution. C'était le début d'une nouvelle aventure pour le blondinet qui ne comprenait pas vraiment qu'il n'y aurait jamais de retour à Londres. Jamais plus, il ne verrait le domicile familial. Sans doute, ne réalisait -il pas... Mais à dix ans, réalisait-on réellement ce genre de choses? Pour Jack, c'était probablement un jeu plus qu'autre chose, il ne voyait pas aussi bien les événements que sa sœur. Il était même persuadé qu'il rejouerait à nouveau avec Georgiana. Il se voyait déjà, glorieux et fier, annoncer à sa petite chérie qu'il était monté dans le train.
C'était plein d'entrain qu'il prit la main tendue de sa sœur et sortit de la maison non sans jeter un regard vers son père, endormi à même le sol. Puis, ne disant mot, il suivit Lydia qui referma la porte de leur maison, définitivement.

Soudain, la porte avait claqué pour la dernière fois...

.... Et maintenant, Jack regarda sa sœur cherchant des réponses sur le chemin à parcourir. Ils étaient désormais seuls et face à l'inconnu, ou aller, que faire? Par quel chemin passer, prendre le chemin le plus long ou le plus court pour rejoindre la gare? Le petit garçon ne tenait plus en place, l'excitation le gagnait et pourtant la soirée était déjà bien avancée. C'était bien la première fois qu'il  s'éloignait de leur maison la nuit tombée.  C'était là une aventure extraordinaire, un terrain de jeu. Il en avait même oublié l'importance de leur geste ainsi que les raisons de leur départ. De ce fait, ce fut plein d'énergie et d'entrain qu'il continua à suivre la cadence de sa sœur. Les enfants Cooper arrivèrent assez vite à la gare ou Jack prit place sur un banc avec les bagages attendant sa sœur qui prenait les billets. Regardant les voyageurs, l'enfant était songeur, quel serait leur avenir? Comment allaient-ils se débrouiller pour vivre? Si jamais, ils échouaient, reviendraient-ils ici? Le garçonnet avait tant de questions mais il préféra se taire quand il vit arriver sa sœur, les billets en mains. Il ne restait plus qu'à embarquer...
Saisissant la main de sa sœur, Jack s'y cramponna réalisant qu'il avait sans doute peur de cet inconnu. Qu'il était glorieux le petit guerrier en cet instant! Sa fierté l'empêcha de se dévoiler et il préféra suivre sa sœur sans dire mot, tandis qu'ils montèrent à bord du train. Ils s'assirent tous deux dans des fauteuils en cuir rouge, l'endroit était assez chic pour une cabine de seconde classe mais qu'importait, le blondinet n'avait jamais vu un tel luxe. Sa main était toujours dans celle de sa sœur, il ne voulait la lâcher par crainte de se retrouver tout seul. Néanmoins, il se sentait être un aventurier à nouveau. L'excitation le gagna à nouveau et il ne pût que sourire à sa sœur. Puis, son regard se reporta sur le paysage nocturne se trouvant au dehors. " C'est vraiment beau.. " avoua t-il sans décrocher son regard de la grande baie vitrée.